Regards croisés : la transition juste
La nécessité d’une transition vers une planète décarbonée est incontestable. Toutefois, les dispositifs actuels pour y parvenir négligent encore trop souvent les questions sociales, accentuant ainsi les inégalités déjà présentes. Pour repenser ces transitions en plaçant la justice sociale au centre des préoccupations, nous avons rencontré Sandrine Dixson-Declève et Marek Hudon.
Sandrine Dixson-Declève est docteure en sciences de l’environnement, spécialisée dans les politiques publiques et coprésidente du Club de Rome. Cette organisation active depuis les années 1960 rassemble des scientifiques, des décideurs et décideuses, des gestionnaires d’industries… qui travaillent ensemble aux problèmes environnementaux et sociétaux auxquels nous faisons face. Le club de Rome a été pionnier en 1972 avec la publication du rapport Meadows qui alertait sur les limites de la croissance. Rencontre.
Marek Hudon est professeur à la Solvay Brussels School (ULB) et coprésident du Haut Comité belge pour une Transition Juste.
« La transition écologique ne peut être réussie que si elle est juste. »

Il est coutume de présenter la problématique de la transition juste sous le prisme Nord/Sud, en évoquant les pays en voie de développement qui subissent les conséquences du dérèglement climatique en première ligne. Mais quid des disparités au sein même de l’Union Européenne et de la Belgique ?
Sandrine Dixson-Declève : En plus des inégalités Nord-Sud, on constate effectivement de plus en plus d’inégalités croissantes au sein de l’Europe. La raison est simple : d’un côté les profits générés vont encore trop souvent aux grandes industries et aux grands actionnaires ; de l’autre, notre économie actuelle ne prend pas assez en compte les vrais besoins des citoyens et citoyennes, des consommateurs et consommatrices, ni des petites et moyennes entreprises. Or, ce sont tous ces publics qui subissent les effets de la crise plurielle dans laquelle nous nous trouvons : la situation post-pandémie, l’inflation, la guerre en Ukraine, la difficulté d’accès au logement… et les dérèglements climatiques.
Y a-t-il une tension entre ces crises sociales et la crise environnementale ?
Sandrine Dixson-Declève : Oui. D’ailleurs, toutes ces crises sociales sont utilisées par une forme de populisme qui voudrait freiner les avancées et nous éloigner de la trajectoire nécessaire en faveur d’une décarbonation de la planète. C’est pour cela qu’il est essentiel de vraiment comprendre ce que signifie la transition juste. Ce n’est pas parce qu’on transitionne vers un avenir plus vert qu’il va y avoir une hausse des prix, c’est même l’inverse : par exemple, si on ne fait rien au niveau climatique, les sols risquent de s’appauvrir en accentuant la crise alimentaire. Toutes les analyses du club de Rome confirment qu’il sera impossible d’agir sur le changement climatique sans agir conjointement sur la pauvreté et les inégalités et que l’Etat a un rôle clé de protecteur à jouer.
Quels sont les leviers des politiques, des banques ou des entreprises pour une transition compatible avec la qualité de vie ?
Sandrine Dixson-Declève : Une vraie discussion politique est nécessaire pour réorienter le capital vers une économie plus résiliente. Dans les mesures concrètes, on peut citer l’arrêt des subsides pour les secteurs des énergies fossiles, une meilleure accessibilité du renouvelable auprès des consommateurs et consommatrices, la mise en place d’une taxation positive, par exemple pour l’agriculture régénératrice, et d’une taxation négative pour la production extractive qui n’est ni verte ni sociale... Les banques aussi doivent se poser la question de la viabilité à long terme de leurs investissements et des indicateurs qui doivent être mis en place pour orienter les épargnants vers d’autres manières d’investir. Tout cela aura un impact positif non seulement au niveau environnemental et social, mais aussi démocratique.
En Belgique, y a-t-il des inégalités entre les personnes touchées de manière significative par le dérèglement climatique et celles qui sont moins impactées ?
Marek Hudon : Oui, et c’est un paradoxe. Les 10 % de la population belge aux revenus les plus modestes sont ceux qui génèrent le moins d’émissions de CO2. Inversement, les personnes aux salaires les plus élevés polluent davantage, parfois 10 fois plus ! Or, ces 10% de la population les moins favorisés sont les premiers affectés par les conséquences environnementales. Par exemple, lors des inondations de juillet 2021, les individus en situation de précarité ont été plus impactés en raison de leur concentration significative dans les zones inondables. À Bruxelles, ces résidents précarisés sont souvent localisés dans les régions les plus sujettes aux pollutions de l'air et du sol.
Ce sont aussi ces personnes qui ont le plus de difficultés financières pour adopter les différents dispositifs de transition énergétique recommandés, voire obligatoires (isolation de l’habitat, voiture électrique…). Comment garantir un accès équitable à ces solutions ?
Marek Hudon : La clé est de simplifier les informations et la rendre plus accessible ou la maintenir accessible. Actuellement, seuls ceux qui disposent de la capacité de comprendre les mécanismes complexes des différents avantages régionaux et fédéraux peuvent y accéder. Cela creuse les inégalités sociales. En outre, de nombreuses personnes en situation de précarité hésitent à demander ces aides par crainte de ne pas être éligibles ou de ne pas bien comprendre les processus. Simplifier davantage les démarches pourrait également atténuer cette tendance à l'auto-exclusion. Il est aussi important de maintenir la possibilité de contacts non digitalisés avec l’administration pour éviter d'exclure les personnes peu familières avec la technologie et d’accentuer la fracture sociale.
Quel est le rôle du Haut Comité belge pour une transition juste et quelles sont les 3 mesures concrètes que vous prendriez pour une transition plus juste en Belgique ?
Marek Hudon : Le rôle du Haut Comité est de conseiller le gouvernement sur la question de la transition juste, de rédiger et de diffuser un rapport scientifique et un mémorandum politique, et de soutenir la mise à l’agenda européen de la transition juste dans le cadre de la présidence belge. Le rapport que nous avons rédigé contient plusieurs lignes directrices. Parmi elles : donner la priorité aux instruments qui servent simultanément les objectifs environnementaux et sociaux ; rendre les politiques environnementales plus sociales, même si c’est parfois complexe à mettre en œuvre ; et octroyer davantage de moyens pour cette transition.
Crédal fête ses 40 ans en 2024, que nous souhaitez-vous pour les 40 prochaines années ?
Sandrine Dixson-Declève : "Pour moi, Crédal est un vrai pilier pour une transition juste. Ce que je vous souhaite, c’est de ne plus être seuls, que les banquiers se rendent compte que c’est la seule façon de continuer avec de vraies valeurs humaines et planétaires."
Marek Hudon : "Je pense que Crédal apporte une réponse adéquate à ces questions sociales, environnementales et de digitalisation qui ne feront malheureusement que s’accentuer à l’avenir. On ne peut donc que souhaiter à Crédal de se renforcer ! Depuis des années, Crédal est précurseur non seulement en améliorant l’accès aux services financiers, mais aussi en accompagnant ses bénéficiaires. Dorénavant, il sera d’autant plus nécessaire d’être actif sur ces deux tableaux."