La transition doit être une opportunité de justice sociale
Pour Christine Mahy, la transition doit être une occasion de justice sociale. Pour y arriver, elle appelle l’Etat à prendre ses responsabilités et attire l’attention de chacun : rien ne sera possible si on continue à stigmatiser les personnes pauvres.
Christine Mahy, vous êtes la Secrétaire générale et politique du Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté depuis 15 ans. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste l’action de votre association ?
Notre temps est partagé entre d’un côté, impliquer des personnes pauvres dans les décisions politiques qui les concernent. Nous leur permettons de s’informer, de questionner, mais aussi d’influencer. De l’autre côté, nous sensibilisons l’ensemble des opérateurs sociaux, pour "casser" l’image qu’ils peuvent avoir de la personne pauvre, souvent vue comme bête, fainéante… Nous voulons que ces décideurs deviennent des acteurs informés, "éclairés" sur la réalité. Quelque chose qui m’est important à rappeler, c’est que nous ne défendons pas des solutions palliatives - comme par exempleles colis alimentaires - car nous estimons qu’elles devraient être "transitoires".
Nous comprenons bien entendu leur utilité ponctuelle, mais nous ne voulons pas nous résoudre au fait que la société aurait posé le choix de faire vivre des personnes dans une sorte de chemin parallèle, où l’autonomie d’existence est remise en question. Nous voulons que la société se transforme, qu’elle affronte la réalité de la pauvreté, qu’elle s’en désole et refuse ce que l’on peut appeler avec Jean-Paul Delahaye "l’exception consolante" : il ne faut pas se contenter de voir que certains pauvres s’en sortent, au prix de la débrouille, d’une charge mentale énorme, parfois à contre courant de l’aide institutionnelle, qui est trop intrusive et souvent pas assez soutenante. Ce que nous voulons, c’est créer un consensus sur le refus d’un système sociétal qui crée de la
pauvreté.
Est-ce que, selon vous, la transition écologique peut être une opportunité pour agir structurellement au rétablissement de la justice sociale ?
Normalement oui. Prenons l’exemple de l’alimentation. Nous voulons que soient créées les conditions pour que chacun puisse manger ce qui lui plait, donc sortir d’une logique de colis alimentaire, de choix imposé. Il s’agit de rendre l’alimentation accessible - et tant qu’à faire, nous voulons que ce soit une alimentation saine, car "mal manger", cela crée des problèmes de santé, donc des coûts. Et nous voulons aussi que cette nourriture soit produite de manière juste. Comme je le dis souvent : "Comment voulez-vous que je digère ma salade, si je sais qu’elle appauvrit le maraîcher qui l’a fait pousser ?".

La transition, pour vous, ce n’est pas la décroissance.
Effectivement. Les personnes pauvres sont dans une sobriété non choisie, contrainte. Elles sont dans le trop peu : trop peu d’accès à l’alimentation de qualité, à la santé et aux soins, à la mobilité et aux activités, à un logement avec assez d’espace de vie, de chaleur, de lumière…
Nous voulons qu’elles puissent consommer, elles aussi, des biens ou des services, tout ce qui est en lien avec les besoins primaires et fondamentaux, qui participe aux conditions d’une vie décente. Mais évidemment, contenu là-dedans, il y a la notion de consommer mieux. C’est un des problèmes aujourd’hui : on laisse exister des produits de consommations inutiles, impactants négativement l’environnement, la santé… ou le portefeuille.
La transition doit être l'opportunité de venir réajuster les choses, de manière profitable, pour tous. Arrêtons de stigmatiser la consommation, créons une consommation adéquate. Et cela est valable pour les plus riches aussi !
Vous identifiez notamment le logement comme axe de travail.
Oui, nous avons par exemple fait une table ronde avec des locataires et propriétaires pauvres - car oui, on peut être propriétaire et pauvre. Comment investir dans son logement, de manière à le rendre sécurisé (électricité, gaz…), sain, confortable ? Je pense que c’est un constat que vous pouvez partager : c’est déjà compliqué pour pas mal de personnes. Et au-delà, comment investir davantage pour rendre son habitation adaptée aux nouveaux enjeux ? Je pense par exemple aux coûts sur l’énergie, qui vont devenir exponentiels et qui impliquent de revoir le mode de chauffage, d’isoler davantage.
Plus inquiétant, il y a ce que nous annoncent les chercheurs : d’ici 2050, donc en 25 ans, il y aurait au moins encore 2 épisodes du type des inondations de 2021. Or, on sait que les personnes qui habitent les vallées sont majoritairement pauvres - c’est d’ailleurs une exception wallonne au niveau européen. On sait aussi, au vu de ce qui s’est passé alors, que les inondations ont accentué la pauvreté, parce que la spéculation a explosé. Des personnes habitent donc toujours au même endroit, mais leur loyer a parfois… doublé ! Alors oui, certes, les logements sont probablement "mieux", mais s’ils empêchent de manger… je ne suis pas certaine que ce soit une réelle chance ! Cette spéculation, nous l’avions vue venir et nous avions demandé aux politiques de prendre des mesures pour l’en empêcher. Ca n’a pas été fait. Comme aucune mesure par rapport à comment on construit sur les collines… La transition, c’est aussi ça : faire en sorte que les impacts du réchauffement climatique n’accentuent pas la pauvreté, ne créent pas encore plus de difficultés pour toute une série de personnes.
Qu'est-ce qui coince, selon vous, pour permettre que la transition soit juste ?
La transition ne peut pas se faire en laissant des gens sur le carreau. Or, ce qui "tourne" actuellement, chez de nombreux financiers, techniciens, "climato-obtus", c’est l’idée qu’il faut avancer avec ceux qui peuvent se le permettre. Nous, nous sommes le petit poucet qui vient rappeler que non, on ne va pas faire ça ! Il faut avancer en pensant à l’ensemble des enjeux, et du coup peut-être faut-il, pour le moment, être un peu moins obsédé par la réduction drastique du CO2 mais permettre à tout le monde de vivre dans des conditions de vie décentes.
Nous soutenons par exemple l’optique de "collectivité", pour des rénovations par quartier, notamment pour le chauffage. Une action qui serait intéressante pour le climat, mais aussi pour éviter les difficultés à venir par rapport à la taxe carbone.
Pensez-vous que les personnes pauvres sont invisibilisées dans les réflexions ?
Bien sûr ! Regardez la mobilité collective. Elle est pensée "du haut" pour aller au travail ou à l’école. Et jamais pour aller à l’hôpital, par exemple. Cette mobilité est tout à fait insuffisante. Et puis, avec la transition, on entend de plus en plus "il suffit de monter sur un vélo". Mais cela ne fonctionne pas pour tout le monde, pour des questions de santé, notamment !
Et les alternatives… Le taxi social est surbooké du 1er janvier au 31 décembre, les voitures partagées demandent d’avoir une carte de crédit et un budget "de base" pour couvrir les frais d’abonnement, etc. Impossible pour la plupart des personnes précaires.
"Cela joue aussi sur la possibilité d’accepter du travail."
Imaginez : la société d’interim vous appelle le jeudi en fin d’après-midi pour aller travailler le lendemain à 6h du matin. Vous n’avez pas de voiture. Il n’y pas de solution en transport en commun. Que faites-vous ? Alors oui, la voiture pollue, mais faut-il s’attaquer à celle des pauvres alors qu’on laisse acheter des SUV comme voiture de société, pour des personnes qui ont une vie rythmée, et pourraient partir tous les jours travailler en train ?
La vérité, c’est que l’on impose une "immobilité" aux pauvres. Ils ne se déplacent plus, ils renoncent. Ils restent chez eux, et oui, ils deviennent invisibles. Il y a une forme d’étoignoir, qui fait croire qu’on vit dans une société qui fonctionne - alors que non, pas du tout.